7

 

Il manque deux sièges de ce côté-ci de la carlingue. Une fille en sari nous a donné des bonbons, j’ai cru qu’il s’agissait d’une coutume de bienvenue, en fait ça servait surtout à lutter contre la décompression. Par le hublot, la mer. Ou l’océan, qui sait ?

L’avion est bourré à craquer. J’ai hérité, à ma gauche, d’un type qui grommelle à propos de tout et de rien, un habitué de la ligne qui se plaît à dispenser son savoir au néophyte que je suis, un fuseau horaire par-ci, un bulletin météo par-là, un point géographique toutes les dix minutes, un souvenir d’escale, ça n’en finit plus, il dit même, pour gentiment m’inquiéter, que nous avons tous pris un sérieux risque en grimpant dans un coucou de la Bengladesh Airline.

J’avoue que ça m’avait paru curieux quand la fille m’a cité ladite compagnie, à l’agence. Je pensais que le pays n’existait plus. C’est dire si j’ai l’étoffe du baroudeur. Avec un peu plus de fric j’aurais choisi autre chose.

Je suis redevenu pauvre depuis le soir où le vieux Beaumont est mort. Durant les cinq nuits qui ont précédé, je n’ai pas eu le temps de m’habituer aux facilités pécuniaires, j’ai vite retrouvé les réflexes du sans-le-sou, les choix cornéliens, les conversions mescal/sandwich. Et puis, quand les assedic m’ont coupé les fins de droits, adieu les choix cornéliens, adieu le mescal, à moi les sandwichs. Depuis presqu’un an déjà. Ça m’est tombé dessus sans prévenir. J’ai même été obligé de travailler. Deux mois. Entiers. Comme animateur dans un service de Minitel rose. Pour me payer le billet aller-retour.

Il paraît que je vais tomber dans la saison des moussons. Paris était gris, ce matin, et c’est le comble, pour un 12 juillet.

— Qu’est-ce qui se passe, là ?

— On arrive à Athènes.

— Ça va durer longtemps ?

— Une demi-heure, ça dépend du nombre d’atterrissages. Il vient déjà d’en rater un.

Je porte le jean et les baskets d’Étienne. Tenue de voyage, j’ai pensé. Le touriste moyen, à l’aise, prêt à découvrir un continent à la force du mollet. Comme si j’avais envie de traîner mes semelles ailleurs que sur la rive droite de la Seine. Paris me manque déjà. Au décollage, j’ai essayé de m’y repérer, je n’ai pas vu grand-chose. Je n’étais même pas sûr que c’était Paris.

Contre toute attente, Étienne avait bel et bien tenu sa promesse : il a répondu, post-mortem, à toutes mes questions. Pendant nos deux années de dérive, j’avais passé en revue tous les chocs affectifs qui pouvaient pousser un bonhomme de cinquante ans à retomber en adolescence. Pour réaliser, en moins d’une heure, en fouillant dans une malle aux souvenirs cachée dans son studio miteux, que jamais Étienne n’avait été le monsieur respectable que j’avais imaginé. Toute une vie en vrac, au hasard des documents amassés, sans aucune chronologie. Des pièces de puzzle qui se sont vite imbriquées les unes dans les autres.

Une photo prise au Golf Drouot, avec banane et gomina, la première fois qu’il a eu ses seize ans. Une autre en petit costard rigolo, il conduit un Vespa avec une fille coiffée d’une choucroute. Un vieux casier judiciaire qui mentionne un coup minable pour lequel il a écopé de deux ans avec sursis. Dans son armoire, une collection de fringues formidable, tout y passe, le perfecto, les boots à plate-forme, les pattes d’éléphants, jusqu’aux tee-shirts à fermeture Éclair des punks. Une lettre de son frère aîné qui lui reproche de fréquenter d’un peu trop près les flics après leur casse raté. Une photo où il a les cheveux longs, une barbe et une écharpe indienne autour du cou. Un gros livre de comptes qui couvre les vingt dernières années, avec des colonnes impeccablement remplies. Une page par mois, les noms de tous les inspecteurs qui le contactent, les heures de rendez-vous, les endroits, les sommes qu’on lui verse. Une énième et dernière lettre de son aîné, datée de 77, qui ne supporte plus l’idée d’avoir une saloperie de petite balance pour frère. Une photo où nous dînons tous les trois, avec Bertrand, lors d’une fête au bois de Boulogne.

Étienne n’a jamais quitté ses 16 ans. Il n’a jamais été rentier, ni grand voyageur, ni aventurier, ni flic, ni tueur ni gangster. Juste un indic’. Un indic’ professionnel. Son seul boulot consistait à passer sa vie en boîte et à rencarder les flics sur tout ce qui concerne les mœurs et la dope. Il avait appris le métier à la longue, et presque sans le vouloir. Il avait suffi de quelques ratés dans le démarrage, une envie furieuse d’aller jusqu’au bout de la fête, un orgueil à vitesse variable, et une rare propension à la cosse. Il vivait, chichement, de sa science de la nuit et des fous qu’on y croise.

Étienne avait attrapé la maladie bien avant tout le monde.

— C’est plutôt bon, cette petite barquette de poulet au safran.

— C’est pas du poulet. C’est pas du safran non plus.

Je lui offre ma salade de fruits et allume une Lucky Strike achetée en duty free. La vétusté de la carlingue m’amuse. J’ai cru que ce revêtement bizarre autour des hublots était du papier peint. Sans le vouloir, j’en ai arraché un petit bout, un coin de rosace orangée. C’est effectivement du papier peint.

J’ai mieux compris d’où Étienne sortait son carnet d’adresses, son talent à faire valser le bakchich et son excitation à l’idée de traquer le vampire dans Paris. Ça m’a rappelé le passage où Beaumont explique dans ses mémoires son envie de replonger dans le business, bien des années plus tard, malgré les cadavres qu’on laisse derrière soi, malgré le fait que tout ait changé. Je me suis demandé ce qui se passerait si, dans vingt ans, je m’arrêtais par hasard devant un vernissage. Aurai-je à lutter contre un vieux truc qui refoule, trop fort pour y résister ?

 

Moi qui d’habitude attends la nuit avec une certaine impatience, pour la première fois, je ne l’ai pas vue tomber. Le zinc s’y est enfoncé d’un bloc, j’ai aimé cette étrange sensation de la traverser physiquement, entre deux songes, persuadé que le soleil allait réapparaître dans la minute.

— C’est l’escale à Dubaï, vous n’allez pas voir grand-chose.

— On va sortir ?

— Une petite heure, laissez votre blouson, gardez juste un tee-shirt.

En descendant la passerelle j’ai reçu une baffe de chaleur inouïe, le truc imprévisible, j’ai cru qu’elle émanait d’un réacteur brûlant. Comme les autres je me suis précipité dans la navette réfrigérée où des gouttes glacées venaient couler sur les parois intérieures. Un chaud et froid comme je n’en connaîtrai jamais plus. La salle de transit était plus supportable, je me suis assis près d’une vitrine d’artisanat local, en imaginant la vie des autochtones condamnés à lutter contre le climat. Des images encore récentes me sont revenues en mémoire, des fins de soirées frileuses où l’on se réfugiait dans une boîte, avec le réflexe de tendre les mains vers la piste de danse pour se les réchauffer, et l’instant d’après, le verre de vodka glacé qu’on se passe sur le front en sueur, le manteau éternellement sous le bras pour ne pas payer le vestiaire, puis la pluie, dehors, à la fermeture, le métro déjà bondé, et la dernière cigarette avant le sauna de la place d’Italie, ou encore les trois coussins d’un canapé dépliable qu’une bonne âme va nous offrir, en nous priant de ne pas abuser du radiateur. Tout ça paraît tellement étrange quand on cherche son souffle au beau milieu d’un désert.

 

Deux heures plus tard, je réintègre ma place et attache ma ceinture.

— Prochaine escale ?

— Dacca. Il fera jour.

— On pourra au moins profiter du paysage.

— Oh ! ça, j’ai essayé souvent, sans jamais le trouver.

 

Il n’y a pas eu d’enquête. D’enquête officielle. Il n’y a pas eu de morts, pas d’instruction, pas de procès, pas de remous. Absolument rien. Juste quelques milliers de questions auxquelles j’ai répondu, docile. D’abord aux flics, qui m’ont visité dès le lendemain matin, à l’hôpital. Je les ai sentis un peu dépassés par le témoignage que je leur servais. Quand j’en suis sorti, deux semaines plus tard, des gens sont venus me confisquer, des gens sérieux, d’une autre trempe que ces petits inspecteurs de quartier. Les types d’Interpol m’ont fait subir une espèce de debriefing qui a duré des jours et des jours. J’ai cru qu’on remettait ça, l’angoisse de la séquestration et tout. Ils m’ont passé au scanner, ils voulaient de la transparence, et je n’avais rien à leur cacher, ou presque, j’ai rejoué ces cinq jours-là en frôlant le cabotinage, je n’ai rien oublié, même les détails qui n’offraient aucun intérêt, les baskets rouges, la gousse d’ail de chez Dior, le gâteau d’anniversaire de Fred, si bien qu’à la fin ils m’ont demandé de faire l’impasse sur les garnitures de petits fours et le nombre exact de verres de mescal éclusés. Ils ont recoupé mes dires avec ceux de Jean-Marc, en attendant ceux de Jordan.

Le mort vivant avait survécu. Il a fallu plusieurs jours avant qu’il ne sorte du coma et plusieurs mois avant qu’il ne daigne desserrer les lèvres. On ne m’a pas laissé le loisir de le visiter. Je n’en aurais pas eu le courage, de toute façon. Un jour, peut-être, si nos routes se croisent à nouveau, je lui raconterai tant bien que mal les mémoires de son père.

Le plus curieux, durant les interrogatoires, ça a été la manière dont j’ai dû me raconter, moi, dire qui j’étais et comment je vivais. J’ai dû justifier mon parasitage, mes moyens de subsistance. Ils ont essayé de me ranger dans diverses catégories, de m’estampiller, j’ai eu un mal de chien à leur expliquer que je n’étais ni un truand ni un dealer, ni un clochard, ni rien, juste un petit profiteur au jour le jour, et rarement le jour. Les gars se regardaient, incrédules. Je leur ai dit qu’en province je ne tiendrais pas deux nuits, c’est la seule fois où je leur ai soutiré un ricanement. Ensuite ils m’ont demandé si j’avais lu les mémoires du vieux, et je leur ai menti, pour la seule et unique fois. J’avais beau être terrorisé, j’ai cru qu’ils ne me lâcheraient plus. Je ne saurai sans doute jamais s’ils ont intercepté Stuart ni comment ils se sont débrouillés avec les autorités américaines. Mais à voir la mollesse des moyens mis en œuvre, j’ai cru comprendre que personne n’avait intérêt à fouiller dans tout ce merdier vieux de vingt ans. À la fin du séjour, j’ai bien senti qu’ils se demandaient ce qu’ils allaient faire de moi.

Je n’ai pas cherché à les contrarier quand ils m’ont suggéré de me faire oublier. La triste fin de Beaumont à la suite de tant d’indiscrétions était plus explicite encore que leurs vagues injonctions au silence. Message reçu. Affaire classée.

 

On me pose sur la tablette une barquette verdâtre avec des boulettes de riz gluant, ça dégage une odeur plutôt bonne.

— Encore de la bouffe, à cette heure-ci ?

— Toutes les quatre heures, c’est tout ce qu’ils ont trouvé pour nous empêcher de gamberger.

 

La chaleur m’endort. Je ne suis réveillé que par les allers-retours réguliers de mon voisin aux toilettes.

Ma sœur m’a hébergé quelques semaines, en attendant de me voir remarcher normalement. Je me suis occupé de ses gosses et des pique-niques en forêt. J’ai freiné sur les clopes et n’ai pas bu une goutte d’alcool. Ensuite, j’ai fait ce qui était prévu pour le reste de l’été, on m’a confié les clés de sept appartements où j’ai assuré les prestations habituelles, jusqu’en septembre. Deux mois de cocooning, avec pour seule compagnie celle des chats lascifs, devant la télé. J’ai lu plein de bouquins, sans penser à mettre le nez dehors après huit heures du soir. J’ai cru que la maladie avait disparu et qu’il était encore temps de penser à mon avenir, avant la grande rentrée.

Une dernière affaire à régler, d’abord.

 

*
*  *

 

L’aéroport de Dacca ressemblerait à un vieux squatt derrière la gare Montparnasse. Autour, deux ou trois carlingues où des types en short charrient des cargaisons de bagages, de la terre aride, des buissons secs à perte de vue. Et un soleil qui ne donne pas l’impression de vous faire un cadeau. Au contraire. J’ai passé huit heures sous un ventilateur, assis sur une banquette en bois, au milieu des voyageurs engourdis. De retour dans l’avion, j’ai vu une hôtesse s’évanouir avant le décollage. Pas démontée, sa collègue nous a servi la bouffe.

Jean-Marc est à New York avec de quoi tenir au moins six mois ; les appointements royaux pour une pub où il joue un touriste japonais. Il a dit qu’il s’offrirait un crochet par le Vietnam, histoire de faire connaissance avec la branche paternelle de sa famille. Jamais il n’a reparlé de la manière dont Stuart et Ricky l’avaient contraint à la confidence, un revolver sur la tempe. Tout ce que j’ai pu lui extorquer, c’est une phrase laconique qui m’a rassuré sur sa réputation : « Je ne leur ai pas collé la moindre baffe. »

 

Quelques heures de somnolence et de paysages miniatures pour arriver à Rangoon. Ça avait l’air joli, la Birmanie, du haut de la passerelle. Une jungle colorée, des arbres géants, des frondaisons humides.

— On n’a pas le droit de descendre de l’avion.

— Dommage.

— Moi je pourrais, voyez. J’ai le visa pour sept jours, mais en ce moment j’ai pas trop le temps. Je peux vous raconter, si vous voulez.

— Non, merci.

 

Durant les interrogatoires, je n’ai pas cessé de parler de mon copain, un certain Bertrand Laurence. Disparu corps et âme. Personne à part Beaumont ne savait où il était. Ou bien, on n’a rien voulu me dire, et j’avais bien l’impression que tout le monde s’en foutait.

Il avait bien de la famille, ce salaud-là. De temps en temps, il évoquait ses origines vendéennes. Ça ne m’amusait qu’à moitié de rejouer au privé et compulser des annuaires à n’en plus finir pour retrouver des tonnes de Laurence. Pourtant je m’y suis attelé, au risque de tomber sur les bons, pour peut-être, m’entendre dire au bout du fil qu’on avait retrouvé son corps dans un trou, quelque part. Mort de faim. Et que tout ça c’était de ma faute. J’ai vite abandonné.

 

Les gens commencent à s’agiter, dans la carlingue.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— On arrive.

— Vous voyez bien qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter.

— On n’est pas encore au sol.

Il est 17 heures. Il paraît qu’il va faire nuit, dans peu de temps. Dans le hall de l’aéroport, je vois une meute de types agglutinés derrière la vitre en attendant qu’on sorte. Des taxis. Après les contrôles d’usage, on m’a tamponné un visa valable un mois. Un mois…

Il fait déjà presque noir. J’ai chaud. J’entre dans un taxi pour rejoindre la capitale, malgré les conseils de Blaise : « Dès que vous êtes là-bas, prenez plutôt un car, on ne sait jamais où ils vous embarquent, ces gars-là. »

Blaise est un drôle de gars. Un parasite, comme moi, mais toujours très jaloux de ses plans, et pas une fois il ne m’en a lâché un. Il avait ses rabatteurs, nous les nôtres, et jamais il n’a voulu fusionner et partager les adresses. Je me souviens même qu’un soir, lors d’un cocktail, nous nous étions réciproquement demandés si nous avions une fête prévue pour la suite. J’ai répondu « non », et je mentais. Il a répondu « non », et je savais qu’il mentait. Dix minutes plus tard, nous nous sommes retrouvés en train de faire la queue pour une fête de publicitaires vers la rue du Louvre. J’ai toujours cru qu’il me détestait.

Il a pourtant cherché à me contacter, vers le mois de février. À tout prix. Ça m’a paru bizarre. Il a battu le rappel partout et m’a retrouvé en deux heures. J’étais au 1001.

— Vous allez avoir du mal à me croire.

— Essayez toujours.

— Je viens de passer une semaine à Bangkok. Le dernier soir j’avais une invitation pour une soirée à l’Alliance Française. Au moment où j’y entrais, j’ai vu votre ami en sortir, dans une voiture officielle.

— Quoi ?

— Cette tête de bellâtre, avec son nez en lame de couteau, l’air toujours très affecté.

— Ça pourrait lui correspondre mais… C’est impossible.

— Je ne pense pas me tromper. À moins qu’il ait un sosie parfait, en Thaïlande. C’est tout ce que j’avais à vous dire.

 

— Ploenjit jitlom ?

Le chauffeur ne comprend pas une traître syllabe. J’avais répété, pourtant, dans l’avion. J’essaie de varier les intonations. À bout de patience, je fais ce que j’aurais dû faire tout de suite, je lui ai mis sous les yeux l’adresse du guest-house écrite en thaïlandais de la main délicate de Blaise. Il y a ses habitudes et passe l’hiver à Bangkok dès qu’il a un peu d’oseille. Ou pour en faire. Parasite migrateur.

Vingt kilomètres pour rejoindre le centre-ville. Je suis calme, je profite même du paysage de banlieue qui se découpe dans le noir. Des groupes d’hommes qui discutent autour des réverbères, en chemises à manches courtes, des terre-pleins éclairés et vides, des immeubles de trois étages, des vendeurs de soupe ambulants, une affiche géante de cinéma, des petits canaux chargés d’herbe grasse qui s’échappent des artères. Je m’attendais à autre chose. Mais il est sans doute là, l’exotisme.

Je lui laisse un bon pourboire. Le double de la course. Je n’ai pas le sentiment que c’est de l’argent.

Le trafic est dense, incroyablement dense, bien pire qu’à Paris, les voitures foncent. Une odeur de gasoil me cueille dès que je sors du taxi. La touffeur m’enveloppe. Je passe devant un petit restaurant qui propose une carte en anglais, je ne vois que des occidentaux à l’intérieur. Je repère le guest-house. À l’entrée, deux solides gardes en uniforme vert avec des machettes accrochées à la ceinture. J’ai connu des gardiens de nuit plus avenants, même quand on les réveille. Ils parlent quelques mots d’anglais, me laissent passer, une jeune fille prend le relais, me propose une chambre, je la suis. Au troisième étage, j’entends le son des télés, toutes les portes sont ouvertes, il y a un vendeur de bière. Elle me montre la mienne, je comprends mieux ses gestes que son accent. Elle passe en revue tout ce dont je pourrais avoir besoin, le ramassage du linge sale tous les deux jours, un coiffeur au cinquième, un tailleur au second, et tout le reste. Chaque chambre est fermée par deux portes. Pour dormir, elle me conseille de laisser ouverte celle en bois mais de fermer la porte andalouse en fer forgé. C’est ce que tout le monde a l’air de faire, ici. Je paie ce qu’elle me demande.

J’allume le ventilateur du plafonnier et retrouve un peu mon souffle sous cette chape d’air frais. J’ai lu dans le guide qu’il ne fallait pas le laisser pour dormir, on risque d’attraper vite fait une grippe terrible qu’on ne peut soigner qu’en clinique. J’ai lu aussi qu’il ne fallait pas chercher à écraser les blattes, même quand on aime le sport. J’ai vu un truc énorme courir dans la salle de bains. J’ai salué le cothurne.

Ma fenêtre donne sur un de ces petits ruisseaux parcourus d’herbes vertes. Des gens mangent de la soupe sans dire un mot. Il y a peut-être une ville, là, tout autour, mais elle est bien trop opaque. J’y jetterai un œil demain.

J’ai réussi à m’asperger d’un peu d’eau froide au petit filet de la douche, je n’en demandais pas plus. J’ai hésité à en boire. Ensuite je me suis fait beau. Mon costume noir. Ma cravate rouge brodée.

La fille d’en bas, gentille, m’a emmené jusqu’au bord de la route pour héler elle-même un triporteur à moteur qui sert de taxi, et lui donner l’adresse où j’allais. Elle m’a aussi indiqué le tarif à payer, et pas un baht de plus.

C’est quand il m’a lâché devant la bâtisse que mon cœur s’est mis à battre, et pas avant. L’ambassade de France. Toutes bannières dehors. En bouquet de feu d’artifice.

Le plan de Blaise était de loin le meilleur : le 14 juillet. Il m’avait conseillé d’arriver pour ce soir-là, et pas un autre. À tout hasard, je lui ai demandé comment je pouvais le remercier. À tout hasard, il m’a donné une adresse où je pouvais lui trouver une fausse Rolex qu’il savait à qui revendre, à Paris. Je n’en ai pas douté.

On ne me demande pas d’où je viens, ça se lit sur ma gueule, le planton n’est pas un physionomiste, juste un aboyeur chic en queue de pie qui compte les invités avec un petit appareil discret qu’il fait cliquer dans sa main. Je ne lui donne pas mon nom et traverse la passerelle qui mène au corps de la fête. J’ai senti l’Asie à ce moment-là, contre toute attente.

D’emblée je ne reconnais rien des fêtes qui ont fait mon ordinaire, et surtout pas les 14 juillet qui guinchent vers Bastille.

Une impression d’avoir fait un saut dans le temps. Je ne lis aucun malaise, aucune attente sur les visages, même pas une envie frénétique de s’amuser. Mais plutôt des sourires un peu las, des gestes doux, une élégance naturelle, et l’ensemble serait une sorte de grammaire nostalgique pour tous ceux qui se retrouvent entre semblables, perdus sur un îlot d’outre-mer, à mille milles de toute fête nationale. Des boys se faufilent. Je reste en retrait, le dos contre la rambarde en osier d’une coursive qui surplombe un bassin autour duquel le gros des convives s’est massé. Je préfère avoir un peu de hauteur pour voir sans être vu. Des gens dansent sur une musique bien comme il faut, je n’ai jamais entendu ça, un rythme qui rassemble les générations et les continents. Rien à voir avec la course à la tachycardie des pistes parisiennes. Le champagne, en revanche, a le goût de là-bas. J’essaie d’entendre les bribes de conversations d’un groupe de femmes, toutes plutôt jolies. On sent que c’est le raout de l’année pour tous les français en poste ici. De magnifiques rideaux jaunes et peints claquent dans mon dos, je risque un œil dans la pièce, un couple chic, excité à mort, s’acharne sur un jeu vidéo qui pousse des bzi bzi bzi comme dans les cafés. Un boy me tend un plateau rempli de boulettes bleues, blanches et rouges. Je goûte. Vaguement sucré, avec un arrière-goût de cumin. Une jeune femme, pas loin, sourit en me voyant mâcher.

— Vous venez d’arriver, vous.

— Dix bonnes minutes.

Elle s’esclaffe gentiment.

— Non, je voulais dire, à Bangkok.

— Quatre heures.

Elle rit encore. Une superbe étoffe bleue l’enveloppe d’une seule pièce, à l’inverse des autres elle n’a pas joué la robe de grand couturier.

— Il fait quel temps, à Paris ?

— Comment savez-vous que je viens de là ?

— Aucun doute là-dessus, on a l’impression que vous sortez du métro.

— George V ?

— Porte de Pantin.

Là, c’est moi qui rigole.

— Dites, c’est quoi ce grand dôme, là-bas, vers la gauche.

— C’est le Lumphini Stadium. Je vous conseille d’aller voir les combats de boxe thaï, c’est quelque chose.

— Et le Bouddha en or, il est où ?

— Trop loin pour vous le montrer.

— Et le marché flottant ?

— Vous avez lu le guide du routard, ou quoi ?

J’ai failli lui demander si son mari était en poste ici, si elle-même y avait son job, si elle vivait à l’année en Thaïlande. Mais j’ai eu trop peur qu’elle dise oui à tout et j’ai préféré rester dans le flou. Dans le rêve.

Tout à coup, j’ai eu comme une bouffée de chaleur, et pas à cause du climat ni du jet-lag. Un truc qui est parti du ventre pour remonter jusqu’aux joues.

— Ce jeune homme, en bas, celui qui discute avec un journal sous le bras, c’est qui ?

— Lequel ? Celui qui pose sa coupe contre l’arbre ? Il s’appelle Laurence, c’est le secrétaire de l’attaché culturel.

— Ah oui ?

— Un type plutôt sympathique, peut-être un peu pincé, ça fait moins d’un an qu’il est là, mais il a l’air d’assez bien s’acclimater.

Un costume blanc. Un large bloc-notes qui sort de sa poche gauche. Il serre toutes les mains qu’on lui tend sans interrompre la conversation que lui fait un jeune type. Il s’éclipse un instant avec élégance, rejoint un monsieur d’âge mûr attablé devant des convives, lui glisse quelques mots à l’oreille, lui lit une note, l’homme hoche la tête, puis il revient vers son interlocuteur en happant un verre au passage.

Il est beau comme tout, Mister Laurence. Je souris quand son surnom me revient en mémoire. Mister Laurence… Quand je le vois là, en bas, rayonnant, sûr de lui, dans toute la raideur de sa fonction, comment pourrais-je l’appeler autrement, désormais. Mister Laurence.

J’ai repensé à Beaumont. Et lui ai rendu un bel hommage posthume. Car plus jamais je ne rencontrerai un manipulateur de ce calibre. Ça flirtait avec le génie. Il fallait que je le voie pour le croire.

Ne sachant comment faire courir Antoine, il a fait rêver Bertrand. Et seul Bertrand a su faire courir Antoine.

Bien joué.

Je suis resté là, longtemps, à le contempler. Mister Laurence.

Enfin à sa place.

 

C’est la fille, qui m’a tiré par la manche. Peut-être pour que je la regarde, elle.

— Vous êtes dans quelle branche ?

— Oh ! ça, il n’est surtout pas question d’en parler ce soir. Parce que ce soir, vous allez me faire tourner la tête dans Bangkok by night. Je veux tout voir, le sordide et le magnifique, je veux le royaume de Siam et les ruelles de la débauche, je veux les senteurs d’Orient et les nuits chaudes de la capitale du vice.

— D’accord.

 

Au réveil, je n’ai pas hésité une seconde, j’ai foncé à l’aéroport pour attendre le premier vol. Pendant les deux heures de transit à Moscou, je me suis fait pote avec un cadre japonais qui s’ennuyait ferme sous son walkman. Il avait des dollars et m’a invité au buffet pour descendre des verres de vodka et des toasts au caviar. Avant d’atterrir à Roissy, la nuit, je lui ai laissé mon hublot pour qu’il voie, au loin, la ville aux dix milliards d’ampoules rosées qui nous attendait. Il m’a demandé si c’était Paris.